Daimon Weiss # Quand la vie impitoyable nous tombe dessus

La vie n’a certes pas été tendre avec toi, mais tu préfères te dire que ce sont autant d’obstacles qu’on a posés sur ta route pour tester ta résilience. Et bon sang, tu es encore là. Quand la vie t’a mis à genoux, t’a brisé les chevilles jusqu’à t’en voir ramper, t’a fait courber l’échine pour mieux accepter l’inacceptable, t’a fait ployer la tête devant des gens que tu méprisais, tu as tout de même su te relever. Parfois en tremblant, parfois même en pleurant, mais encore et toujours debout. Tu es un battant.

Tu ne l’as pas fait seul, bien sûr. Ta famille, celle de sang, celle de cœur, c’est ton roc, et tu as pour eux une loyauté, une dévotion même, infaillible et inébranlable. Qu’on ne s’avise plus de toucher un seul de leurs cheveux, où le feu de joie qui brûle éternellement en toi, quoique parfois un peu étouffé, trop souvent réduit à l’état de braises ardentes, risque de se transformer en brasier. Car si, pour ceux que tu aimes, tu sais être la chaleur réconfortante d’un feu de cheminée, ou la lueur d’espoir d’une flamme dans l’obscurité absolue, envers ceux qui te font tort, ou pire, qui LEUR font tort, tu peux devenir un vrai bûcher. Ton calme, tu le perds aussi vite qu’on craque une allumette. Comme si l’air était sans cesse chargé en gaz, tu prends feu sans prévenir et telle une torche humaine, tu détruis tout sur ton passage. Mal avisés sont ceux qui te poussent un peu trop dans tes retranchements, car s’il faut se méfier de l’eau qui dort, il faut craindre le doux crépitement d’un feu apprivoisé : les projections de cendres, teintées de ton cynisme, ton sarcasme et de ta nonchalance, ne sont pas dangereux en soi, mais il suffit d’un rien pour que tu deviennes un incendie, aussi destructeur qu’effrayant.

A l’instar de ton élément, tu présentes aussi ses bons côtés : tu sais réchauffer les cœurs meurtris et les entourer d’une douce chaleur, tu sais faire brûler le désir jusqu’à s’en consumer, même s’il faut admettre que celui qui s’y est le plus brûlé les ailes, cela reste toi, tu sais faire danser de vives lueurs dans les yeux de ceux qui ont encore une âme d’enfant. Tu es la fougue d’une flamme neuve, libre, qui gambade sur le bois sans trop de soucier des conséquences. Et tu adores cela, apporter lumière et joie autour de toi. Même si avec les années et les expériences, tu sens que l’obscurité gagne en intensité, dévorant parfois ce flambeau. Et ton coeur, à trop s’enflammer pour les mauvaises personnes, a malheureusement fini partiellement calciné.

Malgré cela, dans tes yeux, en sus de cette ardeur que tu portes à tout ce que tu fais, on voit aussi bien souvent luire la flamme des défis que tu aimes jeter ou recevoir, autant provocateur que tes mots ou tes attitudes peuvent être provoquant. Et tout comme le feu peut noircir autant qu’éclairer, ton comportement est capable d’illuminer les journées et la vie des rares que tu accueilles dans ton coeur brûlant, comme d’humilier ceux que tu méprises et considères comme du petit bois pour tes jeux pyromanes. Ah, leurs regards ardents lorsque leurs chères et tendres ne rêvent que de se brûler à ton contact… C’est ton petit plaisir coupable.

Si tu partages avec le feu cette sensation de liberté, particulièrement depuis que les ombres dévorantes de ta mère ont été balayées et celles plus discrètes de ton père chassées par une lumière encore plus vive du nom de Kartane, tu te perds néanmoins parfois, trop souvent, dans des pensées plus lugubres. Es-tu si différent de la jolie cheminée qu’on expose pour son esthétique et ses bienfaits ? Mérites-tu plus que d’être loué ou adoré le temps d’une nuit froide où seule ta chaleur ardente réchauffe la pièce ? Les doutes ont émergé de ton passé et te rongent à petit feu, te soufflant parfois au creux de l’oreille que tu n’es qu’accessoire, rien que la flamme sur la bougie, qui est certes plus belle allumée, mais droite, debout et entière éteinte. Et si l’eau et l’air sont indispensables à la vie, si la terre est la base de tout, le feu n’est-il pas qu’un joli tour de magie qui divertit un court instant pour mieux s’effacer et tomber dans l’oubli ?

Plus qu’un don, Daimon voit le feu comme une part intégrante de lui, comme s’il n’était finalement qu’une simple partie, une petite flammèche, d’une entité flamboyante bien plus grande. Son élément, l’élémentaire l’a toujours affectionné plus qu’il ne l’a craint. Fasciné dès son plus jeune âge par les flammes vacillantes, il s’est montré très assidu et volontaire dans l’apprentissage de son pouvoir, profitant des propriétés particulières de sa peau pour littéralement jouer avec le feu, contrariant ses parents en collectionnant les vêtements à moitié brûlés, faute à la maladresse, et les napperons calinés de sa mère, faute à… à la maladresse, aussi, bien évidemment, quoi d’autre… En grandissant, sa connexion avec son élément n’a fait que s’accroître, et ils ont finalement évolué main dans la main. Nul ne saurait dire si c’était la détermination et la motivation de l’adolescent qui payait, ou s’il était juste voué à se bien se marier au feu. Peut être un peu des deux ? Quoiqu’il en soit, Daimon avait des facilités d’apprentissage remarquable, et il maîtrisa son élément sans doute un peu plus rapidement que la moyenne. Alors qu’il traversait une période difficile de sa vie, le feu représenta pour lui à la fois un refuge et un défouloir incroyable, l’aidant à exorciser le mal être rampant à lui, et ne renforçant qu’encore davantage leur connection. Et lorsqu’il se retrouva suffisamment en maîtrise de son ardent élément, loin de diminuer ses efforts, il en redoubla pour le coupler avec des techniques de combat plus ou moins classiques. Aujourd’hui, le feu se trouve partout dans le quotidien de Daimon : dans son métier, puisqu’il le dompte tous les jours, dans ses sautes d’humeur, dans les cours de combat qu’il dispense, dans ces drôles de toiles qu’il créé à la faveur de la nuit, loins des yeux étrangers, et même dans les barbecues de famille qu’il se plait encore à organiser lorsque le beau temps le permet.

« Somme toute, mon petit Prince a plutôt eu une belle vie. Enfin… dernièrement en tout cas ! Genre... les cinq dernières années disons. Et si on omet la mort de son père, évidemment. Mais il n’était pas si proche de lui alors… Bon ok c’est quand même un peu horrible. Mais après c’était mieux quand même ! A part quand Vegas est venue lui faire une crise pas possible parce qu’il « ne portait pas assez le deuil sur sa tête ! », là c’était pas simple… S’engueuler avec les gens ce n’est jamais une partie de plaisir, mais s’engueuler avec son âme sœur, c’est un vrai crève-cœur ! J’ai bien cru qu’il allait faire exploser sa chambre ce jour là mon p'tit Prince… D’ailleurs son lit a pris feu, mais de toute façon il voulait le changer alors ce n’est pas très grave…

Mais on peut peut être partir du début au lieu de commencer par la fin, vous avez raison !
Tout commença alors que Daimon avait 15 ans. Hein ? Ah oui avant je ne saurais vous dire, je n’existais pas. Enfin… J’existais au XIXeme siècle, mais à cette époque c’était Daimon qui n’existait pas haha ! Donc si on commence au début de notre coexistence, Daimon avait 15 ans et moi… techniquement 141 ans, mais je préfère me dire que j’ai éternellement 25 ans, c’est la fleur de l’âge alors que 141, ça fait plutôt fossile de l’âge, ça commence pareil mais c’est pas la même vitalité et…. AH ! OUI ! Daimon !

Au fait, moi c’est Liloo, Samoyède d’apparence, élémentaire de feu au fond du cœur, détective privée depuis 116 ans ! Bah quoi ? On perd pas sa license en passant l’arme à gauche… Enfin pas que je sache.
Je suis apparue dans la vie de mon petit Prince au moment où il avait vraiment, VRAIMENT besoin d’un câlin. D’ailleurs depuis, je suis abonnée aux câlins, et je vis franchement ma meilleure vie de Samoyède. L’adolescence n’est simple pour personne, j’ai moi-même traversé une période difficile, d’autant qu’être une femme à l’époque… Pardon, je m’égare de nouveau ! Je parlais donc des joies de l’adolescence, et elles sont nombreuses : premiers amours, premières hormones, premières relations… Bon ça ne s’est pas vraiment passé comme ça pour mon petit enfant du feu. Je peux me targuer d’haïr vraiment peu de monde sur cette terre, mais Jacklyn Weiss, la mère de Daimon, est un membre d'honneur de ce club restreint ! Naturellement à l’époque, mon avis était nettement moins tranché. Je me disais que pour qu’une femme agisse de la sorte, elle devait avoir de bonnes raisons. Ce devait être une façon de protéger sa famille, ses enfants. Je me souviens même avoir à l’époque conseillé à mon petit élémentaire de rentrer dans son jeu pour apaiser les tensions familiales. Il en souffrait tellement ! Il faut dire que  s’il était explosif et agité comme le feu, il était surtout un esprit libre comme l’air, un peu rebelle sur les bords, alors rentrer de force dans un moule… C'était compliqué pour lui. D’ailleurs je ne sais pas si vous avez déjà essayé de mettre une flamme dans un moule… Ça ne marche pas très bien. Ça fait fondre le moule. Sauf s’il est en fer, et là ça le noircit. Et ça les enfants, c’est la raison pour laquelle il ne fait pas cuisiner seul quand on a moins de 10 ans !
Bon, Daimon en avait 15, et c'était les domestiques qui cuisinaient pour lui, problème résolu.

Je dois bien admettre que mes conseils de l’époque n’étaient pas les plus appropriés, mais je démarrais ma carrière d’Eidolon ! C’est comme quand on commence sa vie de détective : on piste les mauvaises personnes, on accuse à tort, on condamne quelques innocents... La routine quoi ! Ca fait partie des pots cassés de l’apprentissage… Et bien là c’était un peu pareil. Je ne dis pas que Daimon est un pot attention ! Mais…. Disons que j’ai progressé en matière de conseils et d’orientation avec les années, même si mon opinion ne fait pas toujours l’unanimité autour de mon petit protégé. Ces années là étaient un peu sombres… J’apprenais à connaître Daimon, et c’était douloureux de le voir aussi abattu. Je lui racontais mes aventures de détective pour l’aider à s’endormir le soir. Lui, il me racontait les douces années de son enfance, quand le poids des responsabilités et des attentes ne pesait pas encore sur ses épaules de garçon. Il me parlait souvent de Kartane, que je connaissais bien puisqu’ils étaient toujours fourrés ensemble, mais c’était amusant de savoir comment il était, plus jeune. Il me parlait de comment il avait rencontré Tristan, son ami élémentaire de feu et binôme d’entraînement. Il me parlait des jeux, interdits généralement, mais cela ne lui faisait pas peur, avec Kartane encore, mais aussi avec Nisha. Ah, j'eus aussi droit à la délicieuse histoire de sa rencontre avec son âme soeur... Vegas. C'est sûr qu'à 3 ans, ça doit faire un drôle d'effet de rencontrer quelqu'un et de sentir une connexion instantanée avec cette personne. Surtout que connaissant Jacklyn et Gilbert, j'imagine que personne ne lui avait donné la notice "Âme soeur, mode d'emploi" au pauvre bout de chou ! Du coup sans surprise, il prit peur, et il passa une bonne partie des années qui suivirent à éviter Vegas parce que "non c'est trop bizarre comme sensation !". Mais même cela, il en parlait avec un sourire dans la voix. C’était vraiment de jolies histoires, mais il les contait avec une nostalgie poignante, à l’aube du sanglot.

En fait, d’aussi loin que je me souvienne, Daimon ne retrouva jamais une pareille paix d’esprit. Le fait de s’endormir blotti contre moi et le nez dans ma fourrure date de cette époque là, et depuis, pas une nuit Daimon ne la passa autrement. Enfin si, à l'exception d'une. Mais on y réviendra. Même plus tard, lorsqu’il se retrouva à devoir, sous la pression de sa mère,  abandonner son corps, son sourire, parfois son âme, aux personnes de la cour que notre reine voulait briser, espionner, ou contrôler, il quittait toujours les draps souillés ou en chassait les intruses pour venir me serrer aussi fort que ses bras désespérés le pouvaient. Ma robe blanche avait séché d’innombrables larmes qui brisaient mon propre cœur. J’étais une éternelle amoureuse de l’espoir et de l’optimisme, mais Jacklyn était forte au petit jeu de la destruction mentale, et je ne pouvais pas faire grand chose pour l’empêcher de sévir. Les jeux malsains de cette femme dépassait tout entendement et toute propension au pardon ou à la compréhension de ma part. Je la vis menacer son fils des pires choses pour lui faire courber l’échine. Jamais directement, Jacklyn aimait régner par une terreur évoquée, mais jamais vraiment énoncée. Et si les poisons dont Daimon était le vecteur finissaient malencontreusement dans l’assiette de Kartane ? Dans le thé de Jez ? Ou encore dans les vitamines de Lucia ? Parfois les poisons de corps étaient oubliés, remplacés par ceux de l’esprit. Si Daimon voulait jeter l’éponge, Lucia pourrait prendre la relève, elle était en âge, non ? Il n’en fallait pas beaucoup plus pour convaincre mon petit Prince de rempiler pour une nouvelle série d’humiliations. Et si Gilbert ne participait jamais directement à ces accords sordides, il n’était jamais loin. Je vis son ombre plus d’une fois rôder lors de ces rendez-vous de l’enfer. Le pouvoir d’observation d’une détective... mais je n’ai jamais rien dit à Daimon. Cette information lui ferait sans doute plus de mal que de bien. Ce fardeau, il avait décidé de le partager à un nombre vraiment restreint de personnes. A part moi, Kartane en savait un peu trop sur le sujet pour son propre équilibre mentale, Jez et Lucia connaissaient les tendances dominatrices de leur mère, mais Daimon leur épargna néanmoins les détails trop ignobles. Il devait sans doute vouloir préserver l’innocence qui avait été piétinée chez lui, sauver ce qu’il y avait encore à sauver. Bon sang, mon optimisme fut mis à rude épreuve à cette période là.

Et malheureusement, il allait falloir encore attendre un peu pour voir des jours meilleurs de profiler !

Il avait 18 ans lorsque Tristan, son jumeau du feu comme ils s’amusaient à s’appeler entre eux, décéda dans un attentat en Australie orchestré par des Thérians en guerre locale contre les élémentaires. Autant vous dire que depuis, Daimon se méfie un peu de ceux-là… Enfin pour être honnête, Daimon se méfie un peu de tout le monde. A moins d’être un ami de longue date ou de lui avoir prouvé qu’il pouvait vous faire confiance, il part généralement du principe que vous allez surtout lui faire du mal. Dans le doute, il garde tout le monde à bonne distance. Et les Thérians… à double bonne distance, disons. J’essaye de travailler sur le sujet, car je trouve cela dommage de partir du principe que les gens ne sont pas dignes de confiance, mais Daimon me répond souvent que je suis trop gentille, trop naïve. Pas de chance pour lui, je suis aussi très têtue, et je ne baisserai pas les bras ! Ce dont ce pauvre garçon a besoin, c’est de rencontrer des gens biens, et ça n’arrivera pas en traçant des cercles de feu autour de lui pour qu’on ne l’approche pas.

La mort de Tristan le bouleversa profondément, car s’il avait eu l’occasion, dans sa vie, de voir les aspects peu reluisants de l’humanité, il n’avait jamais été confronté à la perte pure et dure. Ce fut à cette époque qu’il se rapprocha de Vegas, son âme soeur qu’il avait jusque là réussi à esquiver. Et si enfant, c’était surtout un jeu, adolescent, c’était une question de pudeur. Avec ce qu’il vivait, il était hors de question que quelqu’un s’insinue dans sa tête et voit la déchéance qu’était devenue sa vie. Les moments de vulnérabilité exacerbée, il les réservait encore et toujours à Kartane ou à moi, occasionnellement à sa grande soeur, quand ses épaules, pourtant élargies et solidifiées par la puberté, beaucoup trop de femmes pourraient en témoigner, ne pouvaient plus tout porter seules.
Mais là, c’était différent. Le deuil les rapprocha, Vegas et lui, car il leur était nécessaire de pouvoir partager ce qu’ils vivaient avec quelqu’un qui pourrait pour sûr les comprendre.

Contre toute attente, le courant passait drôlement bien entre nous quatre ! Alors oui, Darcy faisait sa langue de vipère, mais c’est sa manière de montrer son amour, si, je vous jure… Ca lui a fait un bien fou à mon petit Daimon ces sessions cuisine au restaurant de son oncle et sa tante. Et il apprit deux trois astuces de cuisine qui lui sont encore utiles aujourd’hui. Finalement, et comme souvent dans la vie, il suffit d’y croire, le drâme avait amené son lot de changements positifs. Oh, Jacklyn était toujours aussi ignoble. Pardon, je n’aime pas médire des gens… Mais cette femme, vraiment, j’aurais voulu avoir l’occasion de planter mes crocs dans son mollet ! Daimon avait réussi à compartimentaliser sa vie : oui, il était toujours sa marionnette, les menaces continuaient de peser sur sa conscience, et son corps ne lui appartenait pas plus qu’il y a quelques années, mais il s’accrochait aux éclats de bonheur qui subsistaient. La venue au monde de Mary, sa nièce, fut également une bouffée d'air frais pour lui. Il ne s'était jamais vraiment imaginé en père, il faudrait pour cela déjà s'imaginer en couple, mais sa connexion avec la petite était indéniable. Moi-même, j'adorais passer du temps avec elle, la prendre sur mon dos pour la promener dans les jardins du Manoir ou coller ma truffe humide sur sa joue pour la faire rire aux éclats. De beaux moments pour de beaux souvenirs. Ce fut à cette époque également que le jeune homme décida de devenir pompier. Je pense que l'attrait du feu et le besoin de se rendre utile, de donner un sens à ses actes, au delà de son cercle restreint, le poussèrent dans cette direction. Et ça lui réussissait franchement bien.

Et quand ça allait trop mal, toujours à cause de cette fichue matrone, il se perdait dans ses entraînements, ça lui faisait du bien physiquement, et moralement, même si ça lui rappelait constamment l’absence de Tristan. Il s’abandonnait tellement à ces exercices, qu’il en devint un redoutable combattant…. Ce fut par ce biais qu’il s’enrôla dans un cirque itinérant comme artiste, une activité qui lui permettait de se connecter encore un peu plus avec le feu et lui faisait un bien fou. Il avait 22 ans lorsqu’il rencontra Spencer, une mage accessoiriste dans ce même cirque. Je crois que Daimon et moi, on tomba en même temps amoureux de Spencer… Cette femme irradiait une lumière à la fois douce et aveuglante, suffisante à chasser certaines ombres du coeur de l’élémentaire. Son toucher était pour ainsi dire miraculeux, comme si du bout de ses doigts, elle arrivait à guérir des blessures ancrées si profondément qu’elles n’étaient pas visibles à l’oeil nu. Les mois passés à ses côtés s’apparentèrent à un rêve. Mon petit Prince était totalement conquis, et j’étais moi-même particulièrement attachée à la demoiselle. Même Kartane, le garde-fou, comme j'aime à l'appeler, la voyait d'un bon oeil. Rétrospectivement… Je me demande tout de même si elle ne nous avait pas concocté un petit mélange à tous les trois. C’est le risque, avec les mages. Quoiqu’il en fut, la durée et la brutalité de la chute qui suivit n’avaient d’égal que la puissance des sentiments de Daimon. Elle faillit me le briser… Et mettre le feu au manoir Weiss au passage, aussi. La violence de sa colère le jour où, après leurs fiançailles, il découvrit, d'abord qu’elle le trompait, puis qu’elle n’était qu’un pion de plus sur l’échiquier infernal de sa mère… Je l’avais rarement vu ainsi. Pas la moindre de mes paroles, de mes tentatives d’apaisement, ne put ne serait-ce que l’atteindre. Semblable à un volcan en éruption, il n’avait qu’une seule porte de sortie : exploser, vomir sa lave jusqu’à s’éteindre. Et c'est ce qu'il fit.

Heureusement que ses collègues de la caserne intervinrent dans les temps, sinon, je pense qu’une partie du Manoir ne serait probablement plus sur pied aujourd’hui… Pas que je tienne particulièrement à ce bâtiment moi-même. Je le trouve un peu lugubre, il manque de vie, de couleurs… Mais tout de même. Ce soir là, Daimon s’endormit d’épuisement, et il dormit 27 heures d’affilée. Heureusement que j’étais connectée à lui, sinon j’aurais fini par croire qu’il était dans le coma. J’avais eu un peu peur, il fallait bien le dire, je crois bien avoir passé la nuit à couiner, l’instinct canin ça ne se contrôle pas… Heureusement, Kartane avait fini par intervenir et venir le sortir de son inconscience prolongée dont mes coups de museaux n’avaient su le tirer.

Après celà, n’importe qui dans l’entourage proche de Daimon pourrait vous le dire : quelque chose s’était brisé en lui. Sa relation avec sa mère, notamment, touchait le fond. Car s’il l’avait toujours méprisée, s’il lui en avait toujours voulu, là, ce sentiment s’était mué en exécration, en répugnance pure et dure, en une haine viscérale que rien ne pourrait plus jamais dissoudre. Sa simple évocation, sa vue, lui donnait des envies de meurtre qui ne lui étaient jusque là pas familières, et qui bousculaient mes propres ressentis. Daimon avait toujours été tout feu tout flamme, un garçon un peu colérique avec des accès de rage soudains mais brefs, mais cet espèce de brasier de fureur intense et continu, c’était nouveau. Pour lui. Pour moi. Et un peu pour tout le monde.

J’aimerais vous dire qu’on avait alors atteint le sommet… Mais non. L’univers doit avoir ses souffre-douleurs… Même une éternelle optimiste comme moi sait reconnaître un acharnement du Karma. L’année suivant la trahison de Spencer, qui eut le bon goût de quitter la ville en même temps que le cirque, tomba un nouveau couperet, et pas des moindres. Je me souviens encore parfaitement du soir où Daimon et moi apprîmes la nouvelle. Nous étions dans le jardin, il avait eu besoin de s’aérer après une journée harassante à aller jouer les pantins à gauche et à droite pour Jacklyn. Il s’était allongé sur le dos, moi sur le ventre, pour observer le ciel noirs pleins de nuages et de pollution lumineuse. On discutait de tout et de rien, se moquant des bourgeoises pour ne pas avoir trop à penser à ce qu’elles lui volaient à chaque contact. C’était Lucia qui avait débarqué en pleurant et en criant pour nous prévenir de l’atroce nouvelle, et nous nous étions hâtés de rejoindre Jezabel. Cette femme si digne, que jamais nous ne voyions flancher malgré les coups durs de la vie et de ses parents, n’était alors plus que l’ombre d’elle-même. Un corps dont l’âme semblait s’être absentée. Voir cette femme, qui avait serré mon petit Prince dans ses bras d’innombrables fois, un substitut de mère pour lui durant l’enfance, chamboula le jeune homme peut être plus que la nouvelle elle-même. Ce jour-là, il eut l’impression qu’on ne lui arrachait pas que sa nièce, on lui arrachait aussi un bout de sa soeur. Alors lorsque très peu de temps après, il apprit au détour d’une conversation que sa mère avait laissé cette atroce manigance se dérouler en connaissance de cause… Il faillit vriller et l’achever sur le champ. Je sentis en lui cette pulsion meurtrière se lever comme un jet de flamme, puis redescendre, que ce soit sous l’effet de mes supplications ou d’un éclat de lucidité. Ne pas gâcher sa vie pour le trop furtif plaisir d’éteindre définitivement la voix de cette garce… Voilà ce qu’il se répétait, prenant de profondes inspirations comme il avait appris à le faire par la méditation pour garder son feu intérieur sous contrôle.

Le lendemain même, le pacte entre Jezabel, Kartane et Daimon était scellé pour définitivement mettre Jacklyn hors d’état de nuire. Et mon petit prince éprouva un plaisir non feint à mettre sur pied un plan au moins aussi vicieux que ceux de sa mère pour la renverser. Lui coller le meurtre de Mary et John sur le dos ne fut pas aussi difficile qu’on aurait pu se l’imaginer. A trop laisser son pantin errer du côté de son cabinet des poisons, il n’eut aucun mal à créer de toute pièce et laisser les preuves nécessaires à la faire accuser… Pour mieux la pousser à plaider la folie. Le regard écoeuré qu’il coula sur elle alors même qu’il lui révélait à demi-mot, mais sans trop en dire pour s’incriminer, qu’il était à l’origine de son arrestation… Ce regard là hantera probablement Jacklyn pendant un long moment. Lorsque Daimon et moi sortîmes de l’institut, je sentis le poids sur ses épaules se désagréger jusqu’à l’en rendre étourdi, et il éclata d’un rire clair et brut que je ne lui avais pas entendu depuis fort longtemps. Je m’en souviens comme si c’était hier, sur le chemin du retour, il s’arrêta chez un glacier et commanda de quoi faire une orgie de crème glacée pour toute une nation. Sa nation, sa famille de coeur.

La vie reprit son cours, de manière un peu étrange. Les coeurs étaient encore balafrés, les blessures mettaient du temps à cicatriser et étaient encore à vif pour certaines. Mon petit prince avait besoin de trouver un nouvel équilibre. Semblable à un oiseau ayant vécu trop longtemps enfermé, il mit du temps avant d’oser mettre une patte hors de la cage. Et même lorsqu’il en trouva le courage, grâce au soutien de ceux qui ne lui avaient jamais fait défaut, il réalisa qu’il ne savait plus comment voler. Et comme le Karma a vraiment un humour très noir, alors qu’il se relevait doucement, la disparition de Nisha vint mettre un nouveau coup de massue à ce fragile équilibre. Le sentiment que jamais ils n’arriveraient à se sortir des jeux malsains des Weiss commençait à gronder en chacun d’eux. En Kartane plus que les autres, à vrai dire. Foutue famille. Ils avaient essayé de me rendre misérable déjà à mon époque, et rien n’avait changé au fil des années. Mais les choses allaient changer, et plus vite que Daimon n'aurait pu l’espérer.

Le roi est mort, vive le roi. Et quel roi. Passer de Gilbert à Kartane, c’était comme passer de l’huile de foie de morue au gâteau au chocolat. Exquis !! Pour la majorité, en tout cas. Naturellement pour mon petit prince, c’était plus une mousse au chocolat 99% de cacao, à la fois douce, légère, mais un peu amère. Il passa les jours suivant la nouvelle, qui ne l'était pas vraiment pour lui, enfermé dans sa chambre, dans une espèce de torpeur méditative, à contempler tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi d’ailleurs, ses doigts dessinant des formes abstraites dans ma fourrure pendant que je lui donnais des coups de tête de soutient -desfois un geste vaut mille mots, et c’est la grande bavarde que je suis qui vous dit ça !
Évidemment qu’une grande partie des malheurs qui s’étaient abattus sur la petite tribu était de son fait, il le savait, comme je le savais. Évidemment que ce n’était pas quelqu’un de bien. Evidemment qu’il avait fermé les yeux, voir encouragé, d'innombrables horreurs. Mais si le lien avec sa mère était d’une noirceur absolue et incontestée, celui avec son père était… mitigé. Et Daimon n’avait pas le coeur à fêter l’enterrement d’un nouveau membre de sa famille, même si c’était sans le moindre doute une bonne chose pour les Weiss. Kartane était ce qu’il leur fallait. Avec lui des jours meilleurs se préparaient. Et pas une seule seconde, Daimon ne lui en voulait pour son acte, je le sentais au fond de moi. Il fallait juste laisser le temps au temps.

Et ce temps là, Daimon avait besoin de le passer loin des drâmes ! Je fus la première à l’encourager à s’inscrire à cette drôle d’émission de téléréalité, “Dominant Species”. Vu qu’il avait coutume d’ignorer mes conseils une fois sur deux, je crus bien que mon insistance n’allait pas payer… Mais si ! C’était pile ce qu’il lui fallait : lui qui adorait les challenges, les jeux, provoquer les gens, c’était presque écrit pour lui. Et puis, comme ça, il allait pouvoir changer d’air ! Ca ne tiendrait qu’à moi, je lui aurais dit de déménager, pour prendre un vrai nouveau départ. Mais Daimon est un grand sentimental derrière des airs détachés qui ne convainquent plus grand monde dans son entourage proche. Sa famille, celle de sang restante et celle de coeur, il les porte tellement en lui qu’il ne sait plus comment vivre sans eux. Alors de petites vacances… c’était bien ce qu’il lui fallait ! Et puis… il y avait Vegas. Après la mort de Gilbert, ça ne s’est pas très bien passé entre eux. La jeune femme était prête à revivre le deuil de Tristan exactement selon les mêmes étapes mais au travers de Gilbert cette fois, mais pas Daimon. Je le sens, ça le travaille. Il a peur de gaffer, de tout révéler à Vegas au sujet de Kartane sous le coup de la colère. Forcément, une dispute avec son âme soeur, ça remue un peu. Surtout quand les deux âmes soeurs sont aussi explosifs l'un que l'autre. Alors je crois que bien que cette émission, il a sauté dessus comme un échappatoire tant attendu. Alors ouais, certains diraient “reculer pour mieux sauter”. Mais hé… Carpe Diem ! Demain est un autre jour, un jour où le Daimon du futur devra gérer la Vegas du futur -et peut être la Vegas du présent, et du passé. Inutile de se torturer sur le sujet, franchement. Mon petit prince… Qui n’est plus un prince techniquement, retrouve enfin du poil de la bête. Alors certes, il n’aura jamais une aussi jolie fourrure que moi -il faudrait qu’il soit Thérian pour ça- mais si je peux retrouver ce grand sourire qui illumine ses yeux, je suis la première heureuse !

Bon. Sinon. Mea Culpa. Peut être qu’il n’a pas eu une si belle vie. Mais il faut savoir se concentrer sur le positif, et je suis sûr que le positif fait la queue en ce moment même pour débarquer dans la vie du petit Prince, alors… hauts les coeurs ! »