~ ~ ~ La naissance d'une vague ~ ~ ~
George Schuyler était un ouvrier de réparation, son don de télékinésie lui servant à ramasser les petits éléments inaccessibles où bien à déposer la machinerie sans risquer de ne heurter personne. Il était marié avec Diane, infirmière dont la capacité à rendre le sommeil plus réparateur était fortement demandée. Il s'agissait d'une petite famille populaire comme il en existait beaucoup dans ces années-là.
Il n'y a pas grand-chose à raconter de l'arrivée de Jarod dans ce couple. Il reçut tout l'amour dont il avait besoin pour s'épanouir dans ses premières années. Ce n'est qu'à l'éveil de ses pouvoirs que les choses commencèrent à se compliquer. George était très fier que son fils commence lui aussi à soulever des objets à distance, mais ses nuits devenaient de plus en plus mouvementées. Il enchainait les cauchemars où son fils perdait le contrôle et se faisait écraser par de lourdes charges. Ce n'est qu'après plusieurs répétitions que le père se rendit compte qu'à chaque fois qu'il se réveillait en sueur, le petit Jarod pleurait aussi. Au début il avait mis ça sur le compte de ses propres cris qui alarmait l'enfant, mais sa femme lui apprit qu'elle aussi faisait des rêves étranges où Jarod apparaissait.
La famille dut effectuer plusieurs tests avant de réellement comprendre ce qu'avait amené la fusion de leurs deux dons. Dès lors, les enseignements de l'enfant ne se limitaient plus seulement à soulever des cubes, mais bien à contrôler où son esprit vagabondait en même temps. C'était un travail de longue haleine, Jarod était doué, mais il perdait facilement le contrôle, et il était compliqué de maintenir son emprise lorsque lui même dormait. Sans compter que lorsqu'il tombait malade, il était totalement incapable de se concentrer sur sa maitrise. Son corps demandant déjà un maximum de ressource pour se soigner.
Cela rendit la vie scolaire de Jarod plus compliquée, il lui fallut du temps pour comprendre pourquoi ses amis le laissaient et qu'il avait du mal à s'en faire de nouveau. Pourtant il essayait, il se souvient très clairement des discussions de cour de récré où il souhaitait bien faire :
-Mon rêve plus tard, c'est d'aller dans l'espace...
-Mais non William, ton rêve c'est de devenir un joueur de violon reconnu !La nature de son don, mais également ses difficultés à le maitriser, et tout bonnement à comprendre le concept d'intimité lorsqu'on est jeune, mirent Jarod dans une situation de paria. Personne ne voulait être trop proche de lui, de peur de le voir apparaitre dans un rêve honteux, ou encore l'entendre débiter un secret caché qu'il n'avait pas compris être important.
À l'adolescence, il crut que ça s'améliorait, avant de se rendre compte qu'on cherchait simplement à l'exploiter. En effet, certains groupes d'élèves l'incitaient à s'introduire dans les rêves de leurs professeurs pour y émettre l'idée de faciliter le devoir à venir. Ou alors, encore pire avec le réveil des hormones propres à ces âges, des garçons et des filles se rapprochaient de lui, tantôt pour savoir si X ou Y rêvaient d'eux, ou bien sur qui telle personne fantasmait et de quel manière, pour pouvoir s'en moquer.
C'est à cette période que sa famille déménagea, aussi il demanda à ses parents s'il était possible de ne pas dévoiler son pouvoir en entier. De simplement le dire kinésiste. Ce fut comme un renouveau pour lui. Il commença à se former un cercle d'amis et sur la fin de son secondaire il fut même entrainé dans un club de journalisme amateur. Il s'agissait du journal du lycée, mais les élèves le voulaient captivant, aussi ils enquêtaient sur les histoires de fantômes du bâtiment, allèrent interroger des passants sur les opinions de tel ou telle loi qui venait de passer ...etc.
Cette activité plut beaucoup à Jarod qui décida de poursuivre des études de journalismes après. Il révéla son vrai pouvoir à quelques personnes de confiance, mais ils étaient presque adultes et peu avaient peur que Jarod n'use son don sur eux. Par contre, il avait réussi à affiner sa maitrise avec ses années, et plusieurs de ses projets d'études s'en trouvèrent grandement faciliter. En effet, en jouant sur la peur ou la quiétude d'une personne, il pouvait obtenir des informations plus précises après ses entretiens. Et les gens ne faisaient pas trop attention au fait qu'il apparaisse dans leurs rêves, car après tout il avait passé du temps avec eux dans la journée.
À la fin de son diplôme, il se laissait embrigader dans un journal d'investigation plus ou moins douteux. Les enquêtes visaient à révéler des scandales et à trouver les bons témoins pour appuyer les propos de l'article, et le cas échéant, aller en justice. Il se libéra donc du cocon familial avec un travail stable qui le payait suffisamment pour qu'il soit autonome.
~ ~ ~ En eaux troubles ~ ~ ~
Les premières années installèrent une sorte de routine. Il s'installait régulièrement au café
"les deux sirènes" qui devint rapidement sa base d'opérations. À dire vrai, l'appartement qu'il louait était plus proche d'un cagibi et le bâtiment possédait un accès internet constant, ce qui facilitait grandement ses recherches. Et il n'osait pas se l'avouer, mais il y avait une autre raison de venir régulièrement dans ce lieu bien précis.
- Bonjour monsieur ! Vous allez vous laisser tenter par une bière aujourd'hui ou ce sera encore quelque chose d'étrange ?
La serveuse portait le tablier de l'établissement avec une rare élégance. Elle arborait un grand sourire amusé qui montait jusqu'à ses prunelles marron. Ellie prenait presque toujours sa commande, et elle le taquinait régulièrement sur ses choix hétéroclites.
- Si c'est une sirène qui me le conseille, je pense que je prendrais plutôt un lait menthe, merci.Dieu, il avait honte d'avoir sorti une phrase aussi ridicule, mais il était trop tard pour se corriger. Elle repartit avec un petit rire après avoir noté sa commande. Il cherchait comment l'aborder depuis pas mal de temps, mais n'en trouvait jamais le courage. Jarod continua à taper son début d'article en attendant sa commande. Il y avait pas mal de monde à cette heure, aussi il avait le temps de reprendre contenance et d'oublier cet échange avant qu'elle revienne. Il réussit un peu trop bien à se plonger dans son travail, car quand il leva les yeux de l'écran son verre était déjà posé, une serviette en papier à côté. Il s'injuria un instant de sa trop grande focalisation, et savoura sa boisson fraiche pour se calmer. Au moins son travail était-il presque terminé pour ce soir. Du moins, avant qu'il vagabonde à la nuit tomber pour "étoffer" ses informations.
Son patron avait en effet réalisé un checkup de routine sur ses employés et par conséquent avait découvert la vraie étendue du don de Jarod. Il lui demandait d'en faire usage avec parcimonie, mais usage tout de même. Il sirota son verre tout en s'accordant une dernière relecture de son oeuvre du jour. Ce n'est qu'en se levant qu'il remarqua qu'il y avait quelque chose de griffonné sur la serviette. Son coeur s'emballa lorsqu'il lut ces quelques mots :
"Te laisseras-tu tenter par une vilaine sirène ?" suivis d'un numéro de téléphone. Un sourire niais se lisait sur son visage lorsqu'il sortit du lieu.
Pendant les mois qui suivirent, une relation forte se construisit entre Elizabeth et Jarod. Elle profitait de lui amener ses commandes toujours décalées pour lui glisser des petits mots doux. Ils passèrent plusieurs soirées ensemble et le journaliste finit par apprendre qu'elle était une therianne chien viverrin. Le temps passait et ils envisageaient de plus en plus d'emménager ensemble.
Jarod était souvent le dernier client aux
deux sirènes, particulièrement lorsqu'Ellie faisait la fermeture. Il n'avait pas regardé l'heure tourner alors qu'il recoupait les différentes informations qu'il avait notées, en provenance d'interview, de coupure de journal et de quelques articles web. Il avait entendu Martha, la patronne, appeler sa serveuse pour une discussion, et Jarod se demandait bien ce qu'elles pouvaient se raconter pendant tout ce temps. Soudain, Ellie sortit en trombe du bureau. Il pouvait la voir légèrement trembler et s'inquiétait immédiatement. Lorsqu'elle arriva à sa hauteur, il pouvait apercevoir le contour légèrement rougi de ses yeux. Elle prit la parole lentement, d'une voix qui peinait à ne pas trembler :
- Jarod je... elle déglutit avec difficulté,
à partir de demain je ne serais plus serveuse aux deux sirènes...Il s'empressa de l'entourer de ses bras, mais elle le repoussa légèrement pour terminer sa phrase qui était restée en suspens :
- Car Martha prend sa retraite et qu'elle me donne les clés ! Et j'ai une idée pour fêter ça !Elle se jeta dans ses bras et l'étreignit très fortement. Elle lui laissa le temps de ranger ses affaires pendant qu'elle réajustait son maquillage, puis elle le conduisit à
l'Orchide rouge. C'était sans doute l'un des derniers lieux auxquels il aurait pensé faire une virée romantique, mais Ellie semblait sincèrement vouloir un spectacle pour leurs seuls yeux. Avant que la danseuse ne reparte, la therianne fouilla rapidement le manteau de Jarod et en sortit un petit carnet. Elle arracha les quelques pages griffonnées et tendit un crayon à l'artiste.
-Une signature pour qu'on garde un souvenir s'il vous plait ? Et pendant qu'elle signait, Ellie glissa à l'oreille de son compagnon,
cette vue m'a donné plein d'idées, tenter de voir lesquelles ?Cette nuit marqua le début d'un rituel pour le couple. De nombreuses occasions de célébrer se succédèrent, entre les promotions, l'achat d'une voiture et bien évidemment la naissance de Jason. Son arrivée chamboula évidemment la vie du couple, d'autant plus qu'il apparut lors d'une enquête particulièrement compliquée de Jarod. En effet, son patron voulait discréditer un politicien haut placé qu'il soupçonnait véreux. Cela faisait déjà plusieurs mois que le journaliste trouvait des coïncidences louches, des pistes qui semblaient prometteuses, mais rien de concret, et ce malgré de nombreuses nuits à user de son pouvoir.
Un matin il trouva une petite note sur son parebrise, un simple
"Abandonnez." Cette note lui glaça le sang en même temps qu'elle lui redonna une motivation intense. Il devait être près du but, sinon on ne l'aurait pas menacé. Il passa la journée, et même bonne partie de la nuit à relire toutes ses notes sur l'enquête. En berçant son enfant lorsqu'il se réveillait. Ça n'est que vers trois heures du matin qu'il s'inquiéta que sa femme ne soit toujours pas rentrée. Il reçut un appel de la police qui lui apprit le tragique accident de la route dont elle avait été victime.
Cette nouvelle l'anéantit, et pendant plusieurs semaines il resta chez lui à broyer du noir. Il avait confié son enfant à ses parents, ne se sentant pas capable de tout gérer en même temps.
Cet accident n'en était pas un, Jarod en était sur. Son patron le soutenait également et tenait pour preuve la mort de sa femme. C'est que le politicien avait le bras long et voulait envoyer un message.
Pourtant, lorsque Jarod reparcourut ses notes pour une énième fois, il se rendit compte de quelque chose d'étrange. Après plusieurs vérifications, un schéma se dégagea... Et il vit que cet homme et son patron étaient en compétition depuis des années. Une rivalité profondément ancrée et son article avaient le potentiel de détruire la réputation de l'homme et de propulser le beau-frère de son patron à la place qui deviendrait vacante...
Profondément écoeuré, il passa les semaines suivantes à assembler l'ultime pièce du puzzle. Il avait réussi à se procurer tout le rapport de police, il avait étudié chaque détail, et c’était même introduit dans les rêves de chaque témoin pour avoir une petite discussion. Tout semblait indiquer que sa femme avait perdu le contrôle de son véhicule à cause du mauvais temps et pas pour une autre raison plus obscure.
~ ~ ~ Atteindre les récifs ~ ~ ~
Ce fut comme un déclic pour lui. Il mit en page toutes les zones d'ombres qui pourraient constituer un angle d'attaque et envoya son dossier au politicien, avec une petite note indiquant
"vous feriez bien de faire le ménage." Puis il partit.
Il traversa les routes avec son enfant et décida de reconstruire sa vie à Chesscross. C'était sans doute là que son fils aurait le plus de chance de s'intégrer.
Malgré tout ce qui s'était passé, son enquête lui avait donné gout pour la politique. Et "l'avantage" d'être méta, c'est que les problématiques de cette communauté seraient un bon galop d'essai pour les discussions compliquées qu'il risquait d'avoir avec un adolescent Therian qui voudra se rebeller. Jarod déposa donc sa candidature pour le bureau de Barry Windsor, un méta qui briguait le poste d'Ambassadeur.
Jarod eut du mal à s'intégrer dans l'équipe, mais il faisait son travail consciencieusement. Et après quelques mois à un rythme effréné, ils purent tous trinquer à leur victoire, ils venaient de remporter l'élection. L’ex-journaliste obtint un poste de secrétaire pour l'adjoint. Cela lui permettait de se faire à la vie dans cette ville, tout en passant du temps avec son jeune enfant.
Les années passèrent et une partie importante de son salaire servait à payer une babysitter et à offrir du confort à Jason.
Sept ans après son arrivée à Chesscross, Jarod n'avait que peu d'amis, mais Barry en faisait partie et celui-ci lui proposa le poste d'adjoint lors de son second mandat. Le croquemitaine en fut honoré et se lança corps et âme dans cette seconde campagne. Son don fut durement exploité. Qu'il s'agisse de perturber le sommeil de certains concurrents ou simplement de glaner des informations, son sommeil à lui fut mis à rude épreuve. Mais au bout de ces quelques mois, une nouvelle victoire fut décrochée par leur équipe.
En parallèle il devait également gérer l'éveil des pouvoirs de son enfant. Il du se résoudre à l'inscrire à une école Therianne. Il n'était clairement pas à l'aise, entre la campagne et le territoire totalement inconnu, mais une conversation avec l'institutrice, une certaine Danaë, réussie à le faire déstressé. Il finit par sympathiser un peu avec cette communauté à force d'assister aux réunions parent-prof et aux kermesses.
Le nouveau poste d'adjoint obligea Jarod à sortir de sa zone de confort. Il recevait beaucoup de monde, et consignait efficacement les problématiques. Il avait réussi à passer son appréhension initiale, même s'il mettait toujours mal à l'aise les personnes qui le croisaient.
Six ans plus tard, l'Ambassadeur se proposa de devenir son sponsor pour la campagne à venir et Jarod accepta. Cette nouvelle course fut encore plus éprouvante que les précédences, sans doute car il était sous le feu des projecteurs. Son équipe électorale effectuait un travail remarquable pour que son fils ne soit pas vraiment impacté. De son côté, Jarod se démena sur les plateaux de télévision où il apparaissait étonnamment à l'aise. Son programme était bien rodé et ses années d'expérience lui permirent de bien cerner les problématiques propres au rôle d'Ambassadeur de toute une communauté aussi diverse que celle des métas.
Cela fait quelques semaines qu'il a remporté l'élection et pris ses nouvelles fonctions. Il n'a pas vraiment eu le temps d'agir, si ce n'est d'offrir une petite augmentation au Scribe, dans l'espoir que celui-ci détourne les curieux qui voudraient vérifier la vraie nature de son don. Jarod n'a pas vraiment peur que l'on découvre son don, mais... C'est toujours plus pratique si on le prend juste pour un télékinésiste doué en politique...