Ashton Calvin ~ Et ours le bouffe

Lorsqu’on côtoie Ashton, on finit très vite par se demander où commence l’ours et où s’arrête l’homme. Bourru, têtu, grognon voire même bourrin, il est irritable et s’énerve facilement, sauf quand il est question de travail. En dehors de son rôle de P.-D.G., rien n’est plus facile que de le faire sortir de ses gonds, mais mieux vaut éviter car il n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il se met en colère et il n’hésite jamais à faire retomber sa fureur sur la personne qui l’a provoquée. Oeil pour oeil, dent pour dent, voilà un précepte qu’il applique toujours, et même s’il ne peut rendre la monnaie de sa pièce à une personne dans l’instant, il n’oublie jamais et se fera un devoir de se venger à la moindre occasion, même si c’est des années plus tard. Pas de problème, Ashton peut être très patient et guetter le moment propice est quelque chose qu’il fait très bien. Cependant, ce précepte marche également dans le sens inverse : si on l’aide un jour, il le rendra bien dès qu’il le pourra. Ce ne sera pas par bonté d’âme, c’est juste qu’il n’aime pas devoir quoi que ce soit car il n’a que trop conscience qu’avoir une dette envers quelqu’un signifie qu’on lui est redevable et qu’on ne peut jamais savoir quel service il faudra rendre lorsque le temps sera venu de régler les comptes. Forcément, c’est comme ça qu’il fonctionne avec les autres.

Car malgré son caractère difficile, ou peut-être justement grâce à ce caractère, Ashton est un homme d'affaires redoutable. Ce n’est pas pour rien qu’il a réussi à organiser et gérer si efficacement une organisation criminelle. Impitoyable, il n’hésitera jamais à faire ce qui doit être fait pour que son entreprise fonctionne, mais il sait également se montrer réfléchi et prendre du recul pour analyser ce qui doit l’être et trouver la solution qui lui rapportera le plus. Car oui, c’est un homme intéressé : il s’occupe de ce qui le concerne et le reste, il s’en fout.

Il n’aime pas tourner autour du pot et va toujours droit à l’essentiel, il ne voit pas l’intérêt de blablater pendant des heures pour dire une chose qui peut être expliquée directement et il déteste qu’on tente de noyer le poisson avec lui. Ashton aime l’efficacité, la productivité et la transparence. Il est fortement déconseillé de lui cacher des choses ou de tenter de le manipuler, parce qu’il a l’habitude de travailler avec des criminels, des requins et des gens malhonnêtes, et qu’il ne se laisse pas avoir facilement.

Une fois passée l’expression fermée et peu avenante, lorsqu’on apprend à le connaître et qu’on s’attire sa sympathie, on découvre un homme fidèle qui est prêt à accorder une seconde chance voire une troisième ou une quatrième aux personnes qu’il aime. Parce que oui, quand Ashton donne, il ne fait pas semblant, même si, n’étant pas du genre à s’étaler dans le sentimentalisme, on peut facilement croire qu’il s’en moque.

Ashton a toujours été particulièrement proche de son ours kodiak. Il en est très fier et, dès son plus jeune âge, il le laissait courir dans les bois avec ses mères, savourant la nature sauvage et tout ce qui l’entourait. S’il aurait pu se laisser aller à sa nature animale à trop se changer souvent, il n’en a rien été. Chacun a conscience des limites, l’ours comme l’homme, et chacun respecte l’autre. Il en a toujours été ainsi.

Les choses ont été plus difficiles lorsqu’il a emménagé à Seattle, puisqu’il ne pouvait plus se dégourdir les pattes dans les grandes forêts d’Alaska. Il a été compliqué pour lui de retrouver un équilibre et laissait parfois éclater son ours un peu malgré lui. C’est à cette époque qu’il a appris à maîtriser ses transformations partielles, ce qui lui permettait d’évacuer toute cette frustration animale. Il n’a d’ailleurs jamais hésité à se servir de ça pendant ses combats clandestins.

Le plus dur a été la prison, où même si on leur permettait de se transformer, la sensation d’être bridé lui faisait ronger son frein et devenir encore plus irascible. A sa libération, il a été trop heureux de pouvoir retrouver son ours et en a largement profité.

Au niveau de sa Meute, s’il était particulièrement proche de chacun des membres dans sa toute première, en Alaska, il a eu plus de mal à s’intégrer à Seattle où ses activités lui valaient d’être vu d’un mauvais œil. Qui plus est, de nature dominante, Ashton déteste les ordres lorsqu’ils sont donnés par quelqu’un qu’il ne respecte pas - or il avait le Bêta de sa Meute en horreur. Il s’y plie, bien évidemment, n’ayant pas vraiment d’autre choix devant les Alphas, mais ne s’est jamais fait prier pour dire sa façon de penser.

Fort heureusement, les choses se passent bien mieux pour lui depuis qu’il est arrivé à Chesscross, puisque les membres de sa Meute dont la dominance est plus forte que la sienne sont des personnes qu’il respecte et estime, et qu’il est donc en accord avec leurs ordres, en général, même si au final, il n’a pas son mot à dire dans l’histoire. C’est tout récemment qu’il a accepté le poste de Bêta, pas parce qu’il en avait spécialement envie, sa vie étant déjà bien remplie, mais pour seconder Parker, dont il est proche depuis plusieurs années.

La table du salon est recouverte d’affaires et de cartons  à trier. Soyons bien clairs, le tri, ce n’est pas Ashton qui le fera. Il s’en fiche, lui, de ce qu’il veut garder ou non, qu’Amy prenne ce qui lui chante, il n’ira pas lui mettre des bâtons dans les roues. Et puis, il lui fait confiance. Il n’a jamais vraiment suivi la vie de la maison, c’est sa femme, enfin, son ex femme à présent, qui s’occupait de tout acheter, de tout ranger, alors pourquoi est-ce qu’il aurait envie de garder toutes ces conneries ? Il n’est pas matérialiste, du moment qu’il a ce qu’il faut pour vivre, ça lui suffit. Il regarde les piles de verres qu’il découvre seulement, les sets de table qui lui faisaient horreur - ça, elle a intérêt à les récupérer, sinon ce sera poubelle - et tout le fatras qui encombre la pièce. Il attrape un objet dont il ne connait même pas l’utilité. On dirait un truc de cuisine. Il faudra qu’il demande à sa nouvelle employée si elle en aura besoin, de ce machin. Il va pour quitter le salon lorsque ses yeux tombent sur de vieux albums posés sur la table basse. Les bords racornis et la couverture marron foncé lui sont familiers. Depuis combien de temps ne les avait-il pas vus, ceux-là ? Il ne sait même pas où est-ce qu’ils étaient rangés avant d’atterrir ici. Ashton s’approche d’eux et s’assoit sur le fauteuil en dégageant au passage la pile de manteaux pour femme qui s’y trouvait. Il tend la main vers le premier album. Il peut presque se souvenir de la première page, mais n’est plus certain de bien s’en rappeler. ça fait si longtemps…

C’est la photo de deux femmes qui ouvre le bal. La première est un peu ronde, avec ses longs cheveux bouclés et son air jovial. La seconde semble tout aussi heureuse dans sa salopette et elle tient un nourrisson dans les bras. A cette époque, Ashton était encore bien loin de comprendre le monde. Tout son univers se réduisait à ces deux paires de bras. Ses mamans. Il n’en parle pas souvent, il n’évoque que très peu son passé parce qu’il n’y voit pas l’intérêt, mais Shailene et Ana auront toujours une place particulière dans son cœur. Son père, il ne le connait pas, et il s’en fout, à vrai dire. Tout ce qu’il y a à savoir, c’est que ses mères ont fui Fairbanks où leur famille n’acceptaient pas leur homosexualité pour se réfugier là où il a passé son enfance, au coeur de l’Alaska, dans une petite ville dont personne ne retient le nom.

Son enfance. En tournant les pages, Ashton revoit les forêts si vertes qu’elles semblaient lumineuses, les immenses étendues de neige, les lacs, les rivières et la nature sauvage. Il se souvient de ces visages, sur les photos. Au fil des clichés, il voit le bébé apprendre à marcher. Il voit Shailene lui faire découvrir le monde sur son dos et Ana lui sourire de toutes ses dents. Et puis la Meute, celle qui les avait accueillies sans poser de questions, celle où il se sentait si bien. C’était une petite Meute, c’était la famille. A cet âge, il n’avait pas de problèmes pour aller vers les autres. Il secoue la tête devant cet air joyeux. Il a bien changé. Les gens changent, et finalement, l’enfance paraît vite bien lointaine. On oublie, avec le temps. Qui pourrait croire que ce gamin aux airs d’imbécile heureux qui courrait effrontément entre les arbres pour semer ses mamans, était devenu un homme qu’il ne valait mieux pas énerver ? Et pourtant.

Il sourit en voyant la première photo où il apparaît en ours aux côtés de ses mères. Entre elles, il a l’air minuscule. C’est très flou, mais il croit se souvenir de ce jour-là. Autour, il y a Tony, son meilleur ami de l’époque. Il se demande bien ce qu’il a pu devenir, celui-là. A n’en pas douter, il traîne toujours dans les lieux de son enfance, il était bien trop attaché à sa région pour en partir. Ils jouaient tout le temps ensemble. Il faut dire que vu le peu de naissances dans la Meute, il n’y avait pas l’embarras du choix des camarades de jeu. Et puis même s’ils s’entendaient bien avec les autres, Tony et lui, c’était à la vie à la mort. Qu’est-ce qu’on peut être utopique, quand on est gosse. Mais au moins, la campagne lui a forgé le caractère. A dix ans, Shailene le laissait s’aventurer seul dans les forêts et se débrouiller tant qu’il n’allait pas trop loin. Enfin seul… Avec le recul, Ashton se rend compte qu’Ana devait veiller au grain. ça l’amuse de le réaliser bien des années plus tard.

Et puis sur les clichés, Ana devient plus fine, plus pâle. L’ado de treize ans qu’il était avait bien senti que quelque chose n’allait pas. Il y avait cette odeur, une odeur qui lui faisait plisser le nez. L’odeur de la maladie. Sa première maman s’en était allée avec la fin de l’hiver, et puis tout avait changé. Le brun referme l’album qui se termine sur une carte de condoléances. Il ne sait même plus qui l’a écrite et il n’en a rien à foutre. Aujourd’hui, la peine n’est plus qu’un souvenir, un bibelot du passé, mais il se rappellera toujours de la douleur ressentie ces semaines-là. Il soupire et pose l’album pour attraper le second.

Le temps passe bien plus vite, à partir de là. Il y a peu de photos de cette époque. Shailene et lui ont quitté la Meute juste après cette perte. Sa mère ne l’a pas supportée, et rester dans les lieux où elle avait vécu si heureuse lui pesait trop. Ashton serait bien resté, lui, mais il s’était naïvement dit qu’en partant, peut-être qu’il retrouverait sa maman, son sourire et sa force. Mais en arrivant à Seattle, ce n’est pas ça qu’il a trouvé. C’est un petit appartement miteux, une mère qui se laissait mourir de chagrin d’avoir perdu la moitié de son âme et le début de sa vie d’adulte. Finie l’enfance et les rêves débiles, les courses dans les montagnes et la chasse au saumon. Il a bien suivi les cours au collège, au début, mais rapidement, il a laissé tomber. Si Shailene avait un travail, il n’a fallu que quelques mois pour qu’elle ne trouve plus la force de se lever. Vivre des aides, ça dépanne, mais pour vivre dans une si grande ville, ça demande de l’argent, et très vite, ils en ont manqué.

Cette période, ce doit être celle qu’Ashton a le plus mal vécu. S’adapter à ce changement forcé, au bitume, à la foule, ça n’a pas été le plus difficile pour cet ours venu des grands espaces. C’était la solitude, le désarroi, la tristesse qui s’est rapidement muée en haine et en colère. C’est là qu’il a compris la vie, la loi du plus fort. En traînant dans les rues, il a dû apprendre à être puissant, impitoyable, voire même cruel parfois. Mais Ashton n’aime pas perdre, il n’a jamais été du genre à baisser les bras, et sa fierté l’a toujours fait se relever malgré les coups. Son ours l’a aidé à se faire respecter, à repousser les abrutis qui lui cherchaient des noises. Oeil pour oeil, dent pour dent, telle est sa philosophie. Au fil du temps, le changement est devenu une habitude, et les rues qu’il ne connaissait pas en arrivant son territoire. Et puis, il y a eu les combats clandestins. Il ne sait plus vraiment comment il s’est retrouvé embrigadé là-dedans. Un mec du milieu, s’il se souvient bien. Le convaincre d’y participer n’a pas été compliqué : il a suffi de lui agiter l’argent sous le nez et de faire appel à sa soif de violence. A seize ans, Ashton avait de l’énergie à revendre et une colère constante au creux de l’estomac. Sa taille et sa stature faisaient de lui un adversaire honorable au départ, presque invaincu par la suite.

C’est probablement ça qui lui a valu d’être repéré par une organisation criminelle. S’il a d’abord joué les gros bras, il s’est vite avéré qu’Ashton n’aimait pas recevoir d’ordres de personnes qui ne méritaient absolument pas sa dévotion et que ça créait des différents avec ses collègues. Malgré tout, son efficacité à régler les problèmes lui a permis de travailler avec des plus grandes pointures de l’organisation. Ses premiers pas dans le monde du crime l’ont mené bien loin quand il y repense. Il ne s’agissait que de petites magouilles, au début, et puis ensuite, c’est devenu plus sérieux. Il a continué les combats clandestins pendant un temps. Il l’avoue, il adorait ça, ce moyen de canaliser sa rage et sa force, sa frustration, son envie de régler tout avec les poings. Maintenant, il ne l’a plus cette colère permanente qui régissait sa vie à cette époque. Elle s’est envolée à la mort de sa mère, à dix-huit ans.

Mais avant ça, il y a eu Amy. Il y a quelques photos dans l’album. A l’époque, ses cheveux étaient plus courts, son sourire plus franc. Elle a toujours été forte, et quand il l’a rencontrée, c’est ça qui l’a séduit. Avant elle, il en a eu des femmes, ça oui. Mais après, il n’y a plus eu qu’elle. Ashton est tombé totalement amoureux de cette femme qui n’en faisait qu’à sa tête quitte à le faire sortir de ses gonds. Elle s’est calmée un peu par la suite, mais elle est toujours restée fière, même encore maintenant. A la mort de Shailene, c’est elle qui l’a soutenu. Elle s’en foutait qu’il trempe dans des trucs louches, qu’il soit bourru et parle peu, elle l’a pris comme il était, et ils se sont mariés à leur dix-neuf ans. Un mariage bien rapide, aujourd’hui, il le sait. La passion de la jeunesse. Oh, il est resté amoureux, pendant quelques années. Mais l’amour, ce n’est pas vraiment fait pour lui. La flamme s’est éteinte, et même s’il a toujours été attaché à Amy, ce n’était plus vraiment pareil. Pourtant, il ne l’a jamais trompée. Il la respecte trop pour ça.

Enfin bon. Il est temps de tourner la page. Derrière, il y a de nouvelles photos. Amy est enceinte, sur la première. Elle a son ventre tout rond. Ashton se souvient encore de la sensation de sa main posée dessus et des petits coups de pied qui venaient remuer contre ses doigts. Il n’a pas été très présent pour elle pendant sa grossesse. Il n’a pas été un mari exemplaire. Toujours occupé par sa place dans l’organisation criminelle dans laquelle il ne cessait de grimper les échelons, toujours en train de régler des affaires et de rentrer tard voire pas du tout. Quand elle l’a appelé pour l’accouchement, il a dû venir directement à l’hôpital, et le travail avait déjà commencé depuis longtemps quand il l’a rejointe. Mais il l’a vue naître, sa petite Dakota.

Sur la toute première photographie de sa fille, juste à côté des échographies, elle paraît minuscule dans ses gros bras musclés, petite crevette portée par un homme bien plus grand. Ashton esquisse un sourire en se souvenant de ce jour. Rien ne l’avait préparé à ça, rien. Il l’a aimée dès l’instant où il l’a tenue, sa Kitty. Il s’est promis de la protéger. C’était son trésor, à lui, nouveau père de vingt et un ans, heureux et tout fier de ce petit poupon rouge et frippé. Lorsqu’il passait la porte de sa grande maison, le soir en rentrant, il faisait un détour par le berceau de sa fille et jouait avec ses doigts si fragiles et si mignons. Elle a grandi tellement vite… Elle a appris à marcher en moins de temps qu’il n’en faut pour cligner des yeux. Sa petite Kitty, elle l’aimait si fort à cette époque. Qu’est-ce qui a changé ? Bien des choses… Mais quand elle avait deux ans, elle gambadait joyeusement vers lui avec sa démarche maladroite et incertaine. D’ailleurs, c’est lui qui l’a aidée à marcher et elle a fait ses premiers pas en lui tenant la main.

Et puis à vingt-trois ans, son patron est mort. L’organisation criminelle dont il faisait partie a été laissée à des vautours, chacun cherchant à s’approprier la place de chef. Pendant trois mois, ça a été la guerre. Trois mois pendant lequel Ashton a travaillé dur, récoltant les fruits qu’il avait semés pendant plusieurs années pour rallier à lui tous ceux dont il avait besoin et se débarrassant des autres d’une manière ou d’une autre, achetant ceux qui pouvaient l’être et appliquant une poigne d’acier sur l’organisation pour en prendre la tête. Il n’est pas beaucoup rentré, pendant ce laps de temps. Trop dangereux. Ashton n’a pas choisi le métier le plus tranquille, mais ça lui allait. Ce réseau criminel, c’est une grande partie de sa vie, sa fierté, son engagement. Il l’a fait prospérer jusqu’à devenir une grande organisation, jusqu’à devenir intouchable et avoir un réseau partout à Seattle et ailleurs. Sa grande spécialité, c’était le trafic d'armes, mais il aurait fallu être bien naïf pour croire qu’il ne se cantonnait qu’à ça. Pas très reluisant, certes, mais il ne regrette rien, et si c’était à refaire, il ne changerait rien non plus.

Être à la tête d’un tel réseau, ça prend du temps, et ça ne l’a pas aidé à être un meilleur mari ni même un meilleur père. Il rentrait toujours plus tard et passait parfois plusieurs jours d’affilés sans retourner chez lui. Sa fille grandissait toujours, devenant plus vive, plus dégourdie, et chaque fois qu’il trouvait un moment dans son emploi du temps chargé, il jouait avec elle, l’emmenant faire de longues balades sur son dos d’ours avec sa femme. Il regarde avec une pointe de nostalgie sa Kitty faire un grand sourire sur le cliché en serrant son vieil ours en peluche. Sur les photos suivantes, son air semble plus terne et moins rayonnant. Et pour cause…

Elle ne trouvait pas sa place à l’école, parce qu’elle était sans pouvoirs et fille d’un criminel notoire. Oui, Amy lui en a parlé, mais à l’époque ça lui semblait bien flou, ces problèmes de cour de récréation. Oui, sa fille est une humaine. Est-ce de sa faute ? De celle d’Amy ? De la force des choses ? Il n’aura jamais de réponse à ces questions, ça n’a jamais rien changé à son amour, il l’aime sa Kitty, et il l’aimera toujours. Sauf qu’il ne le lui a pas dit. Pas montré. Et les moqueries et la méchanceté des autres enfants ont enfoncé Dakota sans qu’il ne s’en aperçoive, ou trop tard. Une fois le mal fait, il ne savait plus quoi dire pour ne pas lui rappeler cette différence, quoi faire pour qu’elle ne se sente pas mal et qu’elle n’ait pas à souffrir. Peut-être qu’il a trop réfléchi, qu’il aurait dû agir avec plus d’impulsivité et écouter son instinct, mais lui, il ne sait pas comment ça pense, une enfant. Et il n’a jamais été très bavard. Peut-être qu’il aurait dû parler plus. Peut-être que ça n’aurait pas creusé ce fossé entre eux. Mais il était occupé. Il n’avait pas le temps de lui montrer son affection, pas le temps de parler, pas le temps de lui montrer que sa différence lui importait peu.

A cette période, malgré tout son amour pour Amy et Dakota, il n’y avait que le business et les affaires à ses yeux, parce que c’était ainsi qu’il assurerait tous les besoins de sa famille. Et puis, pour être tout à fait honnête, c’était aussi parce qu’il aimait ça. Diriger d’une main de fer une organisation, la faire prospérer, ça le tenait en haleine. Et tous ceux qui cherchaient sa perte, il les emmerdait. La police et le FBI n’arrivaient à rien grâce à ses avocats et ses concurrents se retrouvaient soit absorbés par son réseau soit démantelés après avoir créé des problèmes. Jusqu’à ses vingt-neuf ans.

Il fallait bien que ça arrive. Une affaire plus complexe, un agent plus efficace, et il s’est retrouvé avec un procès sur les bras. Il y a eu plusieurs chefs d’accusations et ses avocats ont su le défendre comme il le fallait, mais le jugement est tombé et il s’est retrouvé en prison avec tout juste le temps de régler ses affaires. Il s’en souvient très bien, de ce jour-là. Amy était furieuse et il a fallu expliquer tout ça à une Dakota de huit ans qui ne comprenait pas. Ashton a accepté la sentence malgré tout, parce que le crime, ça reste le crime, après tout, sans lois, la société ne serait que chaos. Il avait joué, et il avait perdu, pour un temps.

Il ne comptait toutefois pas en rester là. Quand il est arrivé en prison, il avait dans l’idée de revenir dans les affaires dès qu’il en sortirait, mais finalement, ça n’est pas ce qui s’est passé. Six ans, sur toute une vie, ce n’est pas grand-chose, mais ça reste long, très long quand on s’ennuie. Oh, il y a toujours des choses à faire, mais pour un homme d’action comme Ashton, ce n’est pas pareil. Il écrivait à sa fille régulièrement, même s’il n’avait pas d’événements marquants à raconter et que ses lettres se ressemblaient. Et puis, il s’occupait comme il le pouvait avec ce qu’il trouvait. Il ne l’a pas vraiment mal vécu, mais clairement, ce n’est pas non plus la plus belle période de sa vie. Heureusement qu’il sait se défendre chèrement. Ceux qui ont essayé de lui manquer de respect à son arrivée, les inconscients qui ignoraient son identité, ils s’en sont mordu les doigts. Le manque de femme, la promiscuité, le manque de liberté, ça lui courait sur le système. Il était loin de sa famille et il a réalisé qu’il passait à côté de tout quand sa fille a commencé à ne plus l’appeler, à ne plus venir le voir. Ces visites, c’était son moment. Le moment où il reprenait contact avec la réalité, autre que les quelques nouvelles qu’il avait de ses hommes sur son business. Il pouvait voir Dakota grandir et lui poser des questions mais au fil du temps, elle répondait moins, sautait les visites et pour finir, il ne l’a plus vue du tout. Il a bien essayé de la faire changer d’avis, de l’avoir au téléphone, mais de là où il était il ne pouvait pas vraiment agir.

Quand il est sorti, à ses trente-cinq ans, il ne connaissait plus sa fille. Il ne savait plus ce qu’elle aimait, ce qu’elle faisait de ses journées, ce qui la rendait triste ou à quoi elle jouait. Il avait laissé une enfant et retrouvait une adolescente de quatorze ans pleine de doutes et de questions qu’elle refusait de lui soumettre. Il a tenté de comprendre, de se rattraper, de la pousser à parler, mais chaque fois, tout ce qu’il réussissait à faire, c’était d’envenimer les choses à grand renfort de cris. Ashton soupire. Il a bien merdé, avec cette prison, il le sait. Il n’est pas doué avec Dakota et tout ce qu’il fait pour arranger la situation ne fait que l’empirer depuis ce temps-là. Il a d’abord pensé qu’il lui fallait plus d’espace, plus de temps pour s’habituer à son retour à la maison, mais non, rien n’évoluait et dès qu’il voulait s’approcher d’elle, elle le repoussait, et il s’énervait, irrité par ce refus constant de sa part.

Ashton regarde les photos où sa grande fille semble plus heureuse quand il n’apparait pas. A cette période, il a mis de l’ordre dans son organisation. Son absence a laissé des lacunes, et il a préparé son départ. Parce que oui, à sa sortie de prison, il a décidé avec Amy que Seattle ne serait plus bon pour eux. Il s’est passé trop de choses, ils sont trop connus là-bas. Ashton a réalisé en prison qu’il n’a pas envie de passer encore à côté de sa fille, de passer à côté de tout. Quitter son organisation ne lui plaisait pas trop, mais il s’y est fait, et il avait bien conscience qu’il s’agissait là de la meilleure solution. Alors ils sont partis. Pourquoi Chesscross ? Parce qu’Amy avait l’opportunité de se faire muter là, pour un bon poste, alors pour une fois, Ashton a mis ses intérêts au second plan et a déménagé.

Dakota lui en a voulu, bien sûr. Alors qu’il regarde les photos de leur déménagement, il retrouve son regard sombre et l’éclat déçu dans ses  yeux. Forcément. Ce n’est jamais facile de tout quitter, mais il est convaincu, aujourd’hui encore, d’avoir pris la bonne décision. ça fait combien de temps, maintenant, qu’ils sont ici ? Qu’ils ont acheté cette maison en pleine forêt ? Neuf ans maintenant, déjà. Il s’en est passé des choses en neuf ans, mais pas tant que ça au final. Sa vie est plutôt calme, à présent.

Il a racheté une grosse entreprise d’assurances qui a différentes filiales et l’a fait fructifier en créant au fur et à mesure plusieurs cabinets d’expertises divers pour ne pas avoir à sous-traiter. Il ne peut pas dire que tout est parfaitement légal, bien sûr. Il s’est déjà disputé avec Amy à ce sujet. Il devait commencer une nouvelle vie, mais il l’a fait. Comparé à sa vie d’avant, ses petites magouilles paraissent bien anodines. Oui, il a gardé tout un réseau, il flirte encore avec la clandestinité et trempe toujours dans des trucs pas très nets, mais se couper totalement du crime organisé, il ne sait pas faire. Et puis, ça l’arrange bien pour son affaire, il l’avoue volontiers.

Il tourne les pages et voit déjà Dakota avoir dix-huit ans, terminer le lycée et partir pour étudier à Yale. Il aurait préféré qu’elle reste auprès de lui pour être tout à fait honnête. Une nouvelle source de cris. Mais il n’a pas pu l’empêcher de partir et Amy a soutenu leur fille dans son choix alors… Il a dû lui dire au revoir pour quatre ans. Bien sûr, ça ne l’a pas empêché de lui rendre visite de temps à autre mais… Ce n’était pas pareil. Elle est revenue à Chesscross depuis deux ans, et Ashton n’y est pas pour rien. Il savait très bien qu’elle recherchait un poste de bibliothécaire, tout comme il savait qu’elle ne comptait pas spécialement revenir s’établir ici, dans la même ville que son père qu’elle déteste. Alors il a forcé les choses, et il l’assume très bien. Il s’est arrangé pour que la personne en charge du rayon enfant soit renvoyée, et il a passé un coup de fil. C’est tout ce qu’il a fallu pour que sa fille soit embauchée. Bon, elle ne le sait pas, et il est persuadé que si ça devait arriver jusqu’à ses oreilles, elle n’en serait pas ravie, mais peu importe. Il a fait ce qu’il fallait.

Trop content d’avoir enfin sa fille près de lui, il lui a acheté une maison - en faisait passer ça pour un cadeau de sa mère - une voiture et tout ce qui va bien, et il garde un oeil sur elle malgré leurs différents. Ashton a bien conscience qu’elle lui en veut, qu’il n’a pas été un bon père, mais il ne demande qu’à se rattraper. Seulement voilà, sa fille, il ne la connaît pas. Il ignore comment se faire pardonner, comment la rendre heureuse ou même seulement comment faire durer la conversation avec elle. Et maintenant qu’il divorce, est-ce qu’il va seulement pouvoir la voir aussi régulièrement qu’avant ?

Ashton a quarante-quatre ans et il ignore encore de quoi sa vie sera faite demain. A ce jour, il vit surtout pour son travail, parce qu’après tout, à part ça et sa fille, qu’est-ce qui lui reste ? Sa réputation, oui. Son sens des affaires. Son fric, mais il s’en fout, de ça, tant qu’il a assez pour vivre convenablement.

Il soupire encore en refermant les albums. Il a du travail et beaucoup de choses à faire. Malgré tout, il se sent bizarrement content d’avoir regardé tout ça. Depuis combien de temps est-ce qu’il n’a pas pris de temps pour lui ? ça doit bien faire un moment, mais il n’en ressent pas le besoin. Cette petite pause lui a fait du bien. A présent, il ne lui reste plus grand-chose d’autre à faire que d’avancer. Avec un peu de chance, il trouvera bien un moyen de se réconcilier un jour avec Kitty…