Elémentaires [5/5]

“Mon papa, c’est mon meilleur ami.” C’est à peu près de cette manière que l’on peut résumer l’enfance d’Eldrin. Sa mère, partie lorsqu’il avait deux ans, il ne l’a jamais revue et ne la connait pas, mais elle ne lui a jamais manqué. Il faut dire que son père a fait de son mieux pour offrir à son fils autant de bonheur qu’il le pouvait. Toujours fourrés ensemble, le petit garçon mettait un point d’honneur à imiter son héros, un charpentier plutôt reconnu. Il l’accompagnait sur ses chantiers et se juchait aussi haut qu’il le pouvait sur les charpentes - un goût pour les hauteurs qu’il a conservé - se créant des parcours d’obstacles. Bien sûr, il a écopé plusieurs fois de plâtres, mais ça ne l’a jamais empêché de recommencer.

Eldrin a toujours été le garçon populaire, à qui les filles faisaient de beaux sourires dans l’espoir de sortir avec lui. D’ailleurs, il rendait bien leur affection aux demoiselles et avait tendance à passer du bon temps en leur compagnie - aujourd’hui encore, d’ailleurs. En grandissant, il a évidemment suivi la voie de son père, qui lui apprenait le métier de charpentier depuis son plus jeune âge, puis il a trouvé l’amour, amour qui s’est soldé par une séparation violente et difficile lorsqu’il s’est avéré qu’ils n’avaient pas la même vision de leur avenir.

Quand on voit Julia aujourd’hui, coquette et irréprochable dans ses vêtements bien ajustés, droite et fière dans ses talons et à la manucure impeccable, on serait bien loin de se douter qu’elle vient des Camelines, le quartier le plus mal famé de Chesscross. Pourtant, c’est bel et bien cet environnement difficile et instable qui l’a menée là où elle est aujourd’hui.

Ayant vécu dans un petit appartement avec sa famille, tous entassés les uns sur les autres, elle a grandi avec ce sentiment constant que quelque chose n’allait pas. Rageuse , elle a enchainé les tags, les vols et les insultes pendant une grande partie de son enfance et de son adolescence, jusqu’au jour où un grand ponte de l’immobilier a décidé de racheter l’immeuble dans lequel elle vivait pour le raser et créer un centre commercial pour redynamiser la zone. Le centre devait alors abriter des boutiques toutes plus chères les unes que les autres, à des prix inaccessibles pour la plupart des habitants du coin. C’est à cette période précise que Julia a investi son énergie dans autre chose : la lutte. Et cette lutte l’a portée loin, l’a poussée à poursuivre ses études, à se démener pour rester en tête de classe et à s’engager quand il le fallait pour ses idéaux.

Son but aujourd’hui est de revaloriser le quartier des Camelines au même titre que les autres et de répartir les pouvoirs et les richesses plus équitablement sur Chesscross, une politique qui lui vaut des ennemis, d’autant plus que les moyens qu’elle emploie pour y parvenir ne sont pas toujours appréciés. Les critiques et les flatteries ne l’empêchent toutefois pas d’avancer ou de vivre sa vie en dehors de son travail.

La famille de Casper dispose d’une fortune considérable, bâtie sur les efforts de son père, un magnat des télécommunications. Désirant élever son fils unique dans les traditions et dans les formes, il a été décidé avant même qu’il n’apprenne à marcher qu’il reprendrait la société familiale lorsqu’il en aurait l’âge, qu’il écumerait les soirées aristocrates, épouserait un bon parti et lui ferait des merveilleux enfants qui péreniseraient l’empire Carmichael.

Sauf que… sauf que si Casper a suivi les directives pendant un temps, même s’il n’a jamais vraiment trouvé son compte dans ce train de vie - trop de gens hypocrites, trop de sourires mielleux qu’il n’aspire qu’à faire disparaître - un jour, tout a changé. Ce jour-là, il s’est dit pour la toute première fois qu'il était amoureux. Tout se serait passé pour le mieux s’il avait choisi une jeune fille de bonne famille que son père aurait approuvé, mais non. A dix-neuf ans, il aimait Mai-Li Dao, la fille d’une famille de mages de la classe moyenne. Or, s’il y a bien une chose que le père de Casper ne supportait pas, c’étaient bien les mages, surtout pauvres.

Malgré cette désapprobation, les deux se sont fréquentés en filant le parfait amour jusqu’à ce que Mai-Li tombe enceinte. Ses parents, horrifiés, la forcèrent à avorter avec le soutien du père Carmichael qui leur offrit un coquette somme pour faire disparaître la source de son problème dans un pensionnat en Angleterre. Amer et aigri, Casper a tenté au mieux d’oublier, en vain. Jaloux à l’idée qu’elle soit peut-être avec un autre, consumé par cet amour impossible à effacer, il a enfoui ses sentiments jusqu’à ce qu’il apprenne, il y a quelques semaines, que Mai-Li était revenue à Chesscross. N’y tenant plus, il a renoué contact. Aujourd’hui, il n’attend qu’une occasion de la reconquérir, bien décidé à l’épouser malgré les réticences de son père qui, lui, n’a pas encore conscience que son fils est retourné dans les bras de son ancienne petite amie.

Naître Weiss est rarement anodin. Cette famille nombreuse et ancestrale, qui règne sur les élémentaires de Chesscross depuis plusieurs siècles, a un fonctionnement qui lui est propre : des intrigues de cour, où chacun réclame plus de pouvoir ou d’influence, et ceux qui refusent de se prêter au jeu sont expulsés du plateau et oubliés, comme les parents de Clarissa. Ces derniers, issus d’une lointaine branche secondaire, préféraient se tenir loin des sombres manipulations de la famille et mener une vie normale. La jeune fille a donc vécu une enfance normale, rythmée cependant par un sentiment de malaise qu’elle ne parvenait pas trop à expliquer.

C’est lors du début de sa puberté qu’elle a enfin pu mettre un mot sur ce qu’elle ressentait, réalisant que son corps de naissance et que le sexe qu’on lui avait assigné ne lui correspondaient pas. Si cette nouvelle a pris ses parents au dépourvu, ils ont fait de leur mieux pour s’adapter, malgré plusieurs maladresses qui ont parfois blessé la jeune fille. Vers la fin de son adolescence, alors qu’elle s’épanouissait comme jamais, une idée est venue lui effleurer l’esprit : elle voulait connaître la cour des Weiss. Ces soirées grandioses, que les médias évoquaient comme des débauches de richesse et de délicatesse, la faisaient rêver. Après avoir bataillé quelque temps avec ses parents, qui redoutaient de la voir affronter l’hypocrisie et les coups-bas, elle a fini, à 18 ans, par obtenir gain de cause et obtenir une invitation, via sa tante, pour l’une des soirées.

Cette première fête a marqué le début de nombreuses autres, dans une ambiance qui lui est montée à la tête. Prise au jeu, elle supportait magnifiquement les médisances et les faux-sourires, éclipsait d’autres Weiss par son éclat et ne baissait jamais la tête. C’est ainsi qu’elle s’est attirée la haine de puissants membres de sa famille, dont la nièce du Roi, Vegas. Constatant qu’elle ne parvenait pas à faire flancher Clarissa, celle-ci, jalouse, s’en est prise à ses parents, fabriquant de fausses preuves d’infidélité pour les faire divorcer, puis, une fois le couple brisé, allant se vanter devant la jeune fille et l’accabler de reproches.

Depuis, Clarissa se tient éloignée des gens aux mauvaises intentions. Si le divorce de ses parents s’est soldé par des explications et un remariage, elle a compris qu’il ne valait mieux pas risquer son bonheur juste pour un peu de poudre aux yeux.

L’enfance de Christian est loin d’avoir été rose. Son père, qui travaillait à la mairie, était, en apparence, un homme tout à fait respectable qui, une fois rentré à la maison, ne se privait pas pour boire un coup de trop. C’est ainsi que sa femme et son fils ont subi son alcoolisme pendant des années. Le petit garçon et son frère, terrifiés par les coups qu’il portait à leur mère, se réfugiaient dans un coin attendant, impuissants, que tout se calme, le cœur lourd de culpabilité de ne rien pouvoir faire. Ce sentiment d’injustice a envahi Christian, finissant par le ronger jusqu’à ce qu’il décide d’agir. Il a commencé par persuader sa mère de porter plainte, ce qu’elle n’a jamais trouvé le courage de faire. Christian s’est donc battu seul, luttant contre les policiers qui ne prenaient pas la déposition d’un mineur au sérieux ou qui ne pouvaient rien faire sans la déclaration de sa génitrice.

Les années passant, Christian supportait de moins en moins de voir les coups pleuvoir sur sa mère, qui s’affaiblissait. A ses dix-sept ans, un soir particulièrement violent, paniqué à l’idée qu’elle meure sous ses poings et révolté, avant qu’il puisse réaliser son acte, il avait brûlé son père jusqu’à la mort. Devant la gravité de son crime, le tribunal l’a jugé comme un adulte et emprisonné. Ce n’est qu’au terme de deux ans et d’un combat acharné qu’il a pu sortir de prison en prouvant qu’il s’agissait de légitime défense.

Après ça, Christian a décidé de voir le monde. Il est parti avec un sac à dos et une trottinette faire le tour de l’Europe, aider son prochain pour se rendre utile. C’est au cours de son voyage qu’il a rencontré Ismaël, un commerçant qui lui a offert une place dans sa chaîne de boutiques de vélos. Si le jeune homme n’a pas accepté tout de suite, voulant terminer son voyage et retourner en France d’abord, l’idée lui est restée dans la tête et quelques mois plus tard, il s’envolait pour Chesscross. Là-bas, il a pu commencer une nouvelle vie active. S’étant toujours bien entendu avec les enfants, il a choisi de devenir instructeur et, depuis, passe ses journées entre son travail à la boutique, ses cours et ses promenades en vélo pour défouler ses sept corgis.