Ace Mitchell

La première fois que l’on voit Ace Mitchell, on peut penser de lui que c’est un abruti. Et en un sens, personne n’a tort. Ace n’est pas particulièrement intelligent. Il n’est pas non plus un profond idiot. Son attitude de tête brûlée pourrait laisser penser que oui, cependant. C’est un fonceur comme on en voit peu. Quand il a une idée en tête il ne l’a pas ailleurs et têtu comme pas deux, Ace se laisse difficilement influencer. Il n’est pas du genre à tergiverser et plutôt même à agir, sans vraiment regretter derrière, même si ses actions l’entraînent parfois dans des chemins dangereux.  Malheureusement, ce fait le rend également étroit d’esprit. Quand on apprend à connaître Ace, on fait d’abord face à un immense mur de colère, de rage et de dégoût. Et sa rage, il l’aime particulièrement, il se drape à l’intérieur comme la plus douce des couvertures. La rage est son moteur et ce qui l’a fait avancer tout au long de sa vie si bien qu’il se sent démuni quand elle n’est plus là. L’élémentaire a également un tempérament difficile. Il est rancunier, pardonne peu, que ce soit aux autres ou à lui-même. Et pourtant, Ace n’est pas quelqu’un d'exigeant concernant le monde qui l’entoure. S’il y a une chose qu’il a bien appris de la vie c’est de n’attendre rien de personne sauf de soi-même et il applique cette règle au quotidien, si bien qu’il est rarement déçu. On pourrait croire qu’il ne s’intéresse à rien à part son boulot, sa moto, sa petite personne et son confort et c’est plutôt faux car outre sa moto, Ace ne tient à rien et son confort se réduit au strict minimum: une paire de chaussure, quelques vêtements, un point d’eau pour se nettoyer et de la nourriture saine dans son frigo. L’élémentaire n’a peur de rien, si ce n’est son passé et plus précisément son père, dont même la mention le rend malade d’effroi ou parfois fou de colère.

Même si les apparences montrent un gros dur qui s’est fait tout seul, l’enfant en mal d’amour qu’il était existe encore au fond de lui, bien caché, à l’abri du monde extérieur. Et s’il a réussi à étouffer tous les espoirs qu’il avait à l’époque, celui de trouver un jour une famille à chérir, à protéger, à aimer, reste tout de même bien ancrée en lui, cachée aux yeux de tous, même des siens.

S’il y a un truc qu’Ace aime autant qu’il le déteste, c’est son don. Et encore c’est pas vraiment qu’il le déteste mais son élément le frustre. En même temps, quand on arrête l’école à onze ans et donc l’apprentissage de son don, il n’est pas étonnant de devenir un adultre agacé par celui-ci. Avant sa fugue, il était plutôt doué. Le genre d’enfant à vouloir toujours jouer avec son don pour faire des démonstrations dans tous les sens. C’était marrant et rassurant de voir cette petite étincelle impressionnée dans les yeux des autres enfants et de son instructeur. Il avait même entendu celui-ci dire à son père qu’il était prometteur.  Il pensait aussi que, peut-être son père attendait qu’il soit irréprochable. Mais son don ne lui vient pas de son père. Ou alors Ace ne l’a jamais vu manier le feu. Mais il a senti l’air autour de lui, le manque d’air dans ses poumons alors qu’il pouvait respirer alors Ace a toujours supposé que Wallace était un autre type d’élémentaire. Quand il y pense, il est heureux que son don ne lui rappelle pas son géniteur, que cette manie d’allumer le feu partout lui vienne de ce souvenir lointain qu’est sa mère.

Après sa fugue, le peu de maîtrise que l’enfant avait sur son don s’est fait la malle. Quelques années après être parti, Ace a entendu parler de l’incendie de la maison Mitchell. Comme quoi il aurait foutu le feu avant de s’enfuir mais la vérité, et Ace le sait, c’est qu’il n’a jamais eu assez de maîtrise de son don pour pouvoir faire ça. Il a toujours été absolument incapable de provoquer autre chose que l’incinération de ses propres vêtements. La vérité, il l’a devinée: le vieux avait trop honte qu’il ait réussi à se libérer de lui alors il a voulu camoufler le truc.

Aujourd’hui Ace a les cheveux qui s’enflamment sous la moindre émotion forte et il  peut faire grossir une flamme de briquet à la taille d’une balle de tennis. Récemment il s’est dit que ce serait peut-être bien, de s’y remettre, on sait jamais.

Plic. Ploc. Plic. Ploc. Les gouttes tombent dans le seau, dégoulinant du plafond jusqu’au sol. Il pleut dehors, encore. Un courant d’air fait trembler la fenêtre et l’air vient secouer tendrement les cheveux de l’élémentaire qui regarde un mur, les yeux ouverts, grands comme des billes. Il a la flemme de regarder son téléphone. L’heure importe vraiment peu de toute façon, il n’a pas fermé les yeux depuis qu’il s’est posé dans son pieu. Un soupir agacé passe ses lèvres serrées et sa main vient machinalement foutre un bazar sans nom dans sa chevelure. Faudrait peut-être qu’il les coupe mais bon, la dernière fois a pas été un franc succès. Un énième soupir tente de passer ses lèvres mais Ace le retient, le change et finit par grogner. Il fallait vraiment qu’il le croise hein? Son pater, son géniteur, ce putain de Wallace Mitchell. C’est fou, même son nom est pourri. Et rien que son visage, le même qu’il a vu pour la dernière fois la veille de sa fugue, mais en plus vieux, rien que ce foutu visage fout des insomnies terribles à Ace. Pourtant, pourtant au départ il était un bon père...enfin il croit.

C’est bizarre la façon dont marchent les souvenirs pas vrai? Quand il y pense, Ace a du mal à se rappeler de qui était son père. Il a une image vague qui flotte sous les paupières quand il les ferme. Quelqu’un de sérieux et strict avec un regard tendre quand il le posait sur sa mère. Il ne se souvient pas que l’homme lui ait jamais dit “je t’aime” ou “je suis fier de toi”. Il ne se souvient d’aucun mot de tendresse ni d’aucun regard ne serait-ce que neutre. Tout ce qu’il a jamais vu dans ces deux yeux c’est le dédain, la déception et la haine. C’est dur, pour un enfant, mais ça allait, parce que sa mère était là, parce qu’il y avait cette voix douce et féminine qui lui murmurait des chansons au creux de la nuit, à l'abri de son père. Et puis plus rien. Overdose il paraît. Mais ça aurait pu être autre chose, Ace ne sait toujours pas si le pater lui a menti à l’époque ou pas. De toute façon ça a pas d’importance, il a compris ce que c’était que bien plus tard, dans la rue. Ce qu’il a compris sur le coup, par contre, c’est que sa mère est morte. Et il avait beau n’avoir que quatre ans, Wallace lui a bien expliqué que c’était de sa faute. Qu’il était un fardeau. Après ça, Ace s’est isolé. Il se souvient, pourtant, qu’il n’a pas eu le temps de goûter à la solitude que déjà quelqu’un la remplissait, lui parlait, tentait de le rassurer, essayer de combler un rôle que son géniteur ne voulait pas et que sa mère ne pouvait plus remplir. Son Eidolon, Harry, ce type étrange avec ses mots grandiloquents et ses tournures de phrases alambiquées qui faisaient marrer l’enfant qu’il était et qui le gonflent tellement parfois. Il a jamais compris pourquoi c’était un cafard mais il a toujours trouvé ça tellement cool. Les autres se la racontent tous avec leurs animaux rutilants, là, des loups, des tigres ou alors au contraire absolument banals comme des chiens ou des chats. Lui n’a jamais vu personne avec un Eidolon comme ça. Ouaip, un cafard, la classe totale. En plus, avoir un si petit Eidolon a toujours été vraiment pratique. Pas la peine de dépenser trop de thune en bouffe, pas besoin d’avoir un jardin ou une grande maison: Harry se contente de peu. Même si parfois c’est trop. En parlant du cafard, il voit la petite bestiole se poser sur son torse et lui demander si tout va bien, ce qui lui rappelle pourquoi il est réveillé à pas d’heure. Son visage se renfrogne un peu plus si possible et l’homme se tourne, ne prenant pas la peine de faire attention à son Eidolon.

Ah ouais, son padre. Ace ne sait pas trop quand il a commencé à ne plus le considérer comme son père. Est-ce que c’est quand il a compris qu’il l’avait abandonné à une gamine de seize ans moyennant salaire? Non mais sérieux, une gosse pour garder son gosse à un moment où ledit môme avait besoin de… d’un truc! Ace ne sait pas vraiment quoi mais quelque chose, n’importe quoi qui vienne de lui à cette époque aurait été… Enfin pas n’importe quoi, parce que des trucs, son père lui en a donné. Et des choses, il lui en a apprises. Comme la sensation de la ceinture en cuir sur un dos nu. Ou l’endurance. Ou le fait de se taire quand il le faut. Ou la sensation de se faire salir de l’intérieur. Tant de choses merveilleuses. Pour quelles raisons? Il s’en souvient plus mais putain, PUTAIN, Ace sait qu’il aurait pu crever. Il aurait pu crever parce que la honte, la honte de s’être fait touché par cette raclure, la honte aurait pu le forcer à mettre fin à sa vie alors qu’il n’avait que onze ans. Parce que cette honte visqueuse veut jamais le lâcher. Même aujourd’hui. Surtout aujourd’hui.

Il s’assoit, se lève, sort des bandages vieillis du tiroir de sa table de nuit et se les enroule autour des mains avant de se poster devant son sac de frappe. Un petit saut, un second et l’élémentaire est lancé. Entre deux frappes, il se souvient de sa décision après une autre de ces “séances de punition”. C’était facile bizarrement. Aller se jeter du haut d’un pont ou juste partir et ne jamais revenir. C’est p’t’être choquant, le suicide, comme idée, dans la tête d’un gamin de onze ans, Ace ne sait pas. Mais il se sentait seul, seul, seul. Et même son Eidolon, même sa présence servait plus à rien. Il pouvait rien pour lui. Personne pouvait rien pour lui. Et même si Ace avait des copains à l’école, peu mais de vrais amis, et même si Ace avait un pouvoir assez cool, à la fin de la journée, qu’est-ce qu’il restait? Ce putain de monstre qui venait le chercher pour se servir de lui, encore et encore. Mais mourir, mourir c’était le faire gagner. Et mourir c’était aussi hyper flippant.

Alors il a fugué. Et la vie, la vraie vie a commencé. Ace tape, souffle de façon régulière, sent une fine pellicule de transpiration recouvrir son corps brûlant. Un sourire étire le coin de sa bouche alors qu’il laisse ses pensées vagabonder vers ces années là. Bordel ça a pas été du gâteau. Il a dormi dehors longtemps, a fait des trucs peu recommandables mais merde, c’était la liberté, la liberté à l’état pure et la possibilité de se créer un lui et pas de chercher à être ce que son père voulait de lui. De toute façon il a jamais su vraiment ce qu’il voulait de lui, celui-là.

L’élémentaire accélère le rythme alors que des petits “tap, tap” résonnent dans son studio des Camelines. Les Camelines... quel quartier bien pourri. Il y a vu des trucs horribles, son appart est pas aux normes, il a même pas de salle de bain et l’eau chauffe une fois sur trois mais c’est son quartier, c’est son appartement, c’est l’endroit où il est devenu Ace. Le vrai Ace et pas le fils Mitchell. C’est l’endroit où il a appris, à la dure, à renvoyer les coups. C’est l’endroit où il a appris à ouvrir sa gueule. A se protéger, à protéger ses maigres biens. A être lui-même, sans honte visible, conquérant, arrogant et sûr de lui. A devenir indestructible. A avancer sans regard pour le passé.

Et tout ce temps qu’il a passé dans les Camelines, toutes ces années qui l’ont formaté tel qu’il est aujourd’hui lui ont surtout appris à ne rien regretter, jamais.

Et le voilà aujourd’hui, lui tout simplement. Entouré d’une bande de guignols que se sont auto-appelés les cafards noirs. Il ne sait pas trop comment il les a attiré d’ailleurs. C’est un peu bizarre quand on y pense.

Il se stoppe dans son sport alors que son portable sonne l’heure de se lever. Il autorise un dernier soupir à franchir ses lèvres avant d’aller s’en griller une en pensant à ces gros débiles. Ça fait une paye qu’ils le suivent, en fait. Il sait plus vraiment comment ça a commencé. Au début y avait juste un gars qui “le trouvait cool avec sa grosse bécane et son eidolon trop classe” et ensuite il s’est mis a y en avoir deux, puis trois, puis six ou sept, Ace compte pas. Tout ce qu’il sait c’est qu’il peut pas sortir sans qu’ils le collent aux basques et qu’ils se prennent pour un gang de bikers et de gros bras alors que certains roulent juste en solex et qu’ils ont tous l’air de spaghettis trop cuits. Parfois il cherche la baston a un type, tranquille, et le gang peut pas s’empêcher de s’en mêler. Quelle belle bande de nazes.

Ace éteint sa cigarette en l’écrasant dans un verre qui traine et file faire sa toilette avant de saisir son casque. En bas, sa belle petite bécane l’attend patiemment. Il sent Harry grimper jusque derrière son oreille puis prend son portable et ferme la porte sans prendre la peine de la verrouiller.

Le boulot n’attend pas.